La société internationale Mattel, titulaire d’une licence de la marque Scrabble® qu’elle distribue dans le monde entier à l'exception du Canada et des États-Unis, a fait savoir voilà quelques mois qu’elle comptait faire supprimer différents vocables, jugés haineux et discriminatoires, de la liste des mots admis dans le jeu, en formule classique comme en formule duplicate.
Cette liste de mots est, dans les faits, consignée dans un « dictionnaire » destiné à arbitrer les parties familiales, les séances de club et les tournois officiels du « plus célèbre des jeux de lettres ».
Dans le monde francophone, ce « dictionnaire » est L’Officiel du Jeu Scrabble® (ODS), rédigé par la Fédération Internationale de Scrabble® Francophone (FISF) qui a constitué un comité dédié à cette mission complexe — le Comité de Rédaction de L’Officiel du jeu Scrabble®, ou « CRODS » —, existe depuis 1990, année où il a remplacé Le Petit Larousse illustré utilisé jusqu’alors. En pratique, il est principalement constitué du contenu des plus réputés dictionnaires d’usage de la langue française et complété d’entrées proposées par la communauté des scrabbleurs et des scrabbleuses francophones.
En rédigeant, en signant et en partageant cette pétition, nous ne cherchons absolument pas à court-circuiter les discussions en cours entre Mattel et le CRODS, dont nous reconnaissons la légitimité et la compétence. Il n’est pas non plus question pour nous, joueurs et joueuses de Scrabble®, de remettre en cause le travail accompli par le CRODS pour la rédaction et l’actualisation de l’ODS, dont une nouvelle version paraît tous les quatre ou cinq ans. Il s'agit d’un travail complexe, prenant et assuré bénévolement et avec passion, ce que nous saluons unanimement.
Au contraire, avec cette pétition, nous cherchons à appuyer, par une expression massive des joueurs et joueuses de Scrabble®, les premiers concernés, le travail de celui-ci. Nous ne nous imaginons pas un seul instant que le CRODS, dont la posture de partie prenante paraît très délicate dans cette affaire, puisse être en accord avec le fond de ce que lui demande ici Mattel : qu’une société commerciale intervienne directement, pour en exiger une modification substantielle, dans le règlement du jeu tel qu’il a été progressivement construit par la communauté internationale des scrabbleurs et des scrabbleuses francophones, regroupée et active au sein de différentes associations locales, régionales et nationales à but non lucratif.
Si les intentions de cette « censure » lexicale sont parfaitement fondées et légitimes au plan sociétal, intentions que nous partageons, nous considérons que la mesure proposée est complètement inopérante, vis-à-vis de l’objectif poursuivi, dans le champ d’application dont il est question ici : le contexte d’un simple jeu de lettres.
En tant que joueurs et joueuses de Scrabble®, quand nous posons un mot sur une grille, nous ne l’adressons à personne et nous ne l’inscrivons dans aucun contexte sémantique particulier. Outre les valeurs au jeu de leurs lettres et les effets multiplicateurs des cases de la grille, nous jouons avec la forme des mots, leur graphie, leurs anagrammes, leurs prolongements possibles. Quand le mot FEMME est présent sur la grille, par exemple, penser à le transformer en FEMME-LETTE nous procure un plaisir purement ludique. Il en est de même lorsqu’on transforme BOCHE en BAMBOCHE pour atteindre une case rouge (« mot compte triple »).
Les sens des mots joués n’entrent aucunement en considération dans notre jeu où le mot n’est qu’un accessoire. Nous jouons un mot sans qu’il nous soit nécessaire d’en connaître le sens, qui est secondaire. De la même manière, il n’est par exemple pas nécessaire que les footballeurs, footballeuses, rugbymen et rugbywomen connaissent les noms des espèces de graminées qui composent le gazon sur lequel ils jouent leurs matchs.
Pratiquant le Scrabble® en club et en compétition depuis une cinquantaine d’années pour les plus expérimentés d’entre nous, au sein d’une communauté ludique qui mélange toutes les caractéristiques humaines possibles — la rumeur dit que nous avons même quelques « robots » dans nos rangs — nous assurons qu’à notre connaissance personne n’a jamais été blessé ou discriminé par un mot joué durant chacune des dizaines de milliers de parties que nous avons ainsi pu mener.
Par ailleurs, le fait qu’un mot existe devrait suffire pour pouvoir l’utiliser dans notre contexte ludique. Les dictionnaires d’usage, que dans ses éditions successives l’ODS rassemble et édulcore (réduction des définitions, exclusion de mots composés ou de plus de 15 lettres, etc.), peuvent parfaitement mentionner que tel ou tel mot est injurieux, ordurier, discriminatoire, d’usage non recommandé, mais aucune lexicographie digne de ce nom ne peut décider que tel ou tel mot n’existe plus. Dernièrement, les noms et adjectifs CHINETOQUE et NÉGRO ont déjà été supprimés de l’ODS lors de l’édition, par Larousse (éditeur historique et unique de l’ouvrage), d’une traditionnelle nouvelle version. Ces vocables détestables ont-ils grâce à cela disparu de la langue française ? Une simple recherche dans le dictionnaire collaboratif Wiktionnaire répond très rapidement à cette question, par la négative.
Nous n’éprouvons aucun plaisir particulier à poser ces mots plus que d’autres sur notre grille de Scrabble® et nous ne sommes bien évidemment pas attachés à ces mots en particulier : nous disons simplement qu’il est absurde d’en demander la suppression dans le règlement d’un jeu qui s’appuie sur des dictionnaires d’usage. Cela ne modifiera aucunement, selon nous, les usages détestables que d’aucuns en font.
Ensuite, accéder à la demande de la société Mattel dont il est ici question risquerait de constituer un précédent aux implications difficilement contrôlables : aujourd’hui, il s'agit de supprimer des mots haineux sexistes, homophobes et racistes. Pour quelles raisons demain ne devrions-nous pas réserver le même sort à des termes teintés de grossophobie, de psychophobie ou autre ? Quid, par ailleurs, des mots désignant des crimes ou des drames pouvant raviver des traumas particulièrement violents et douloureux chez d’anciennes victimes ?
Dans la pratique, souscrire à cette injonction de la société Mattel conduirait à des absurdités et autres dilemmes insolubles au plan lexical. Comment, pour répondre au « puritanisme » souhaité, traiterions-nous les formes conjuguées du verbe SALOPER (qui signifie « salir ») au présent de l’indicatif, à savoir SALOPE (première et troisième personnes du singulier) et SALOPES (deuxième personne du singulier), ou encore celle du verbe POUVOIR à la deuxième personne du pluriel du passé simple : vous PÛTES ? Comment gérer le cas particulier des mots à consonnance insultante ou vulgaire alors que leur sens n’y est pour strictement rien, comme NYCTHÉMÈRE (n.m. Période de 24 heures incluant le jour et la nuit) ? Qu’en est-il également des mots polysémiques dont un sens est injurieux et discriminatoire, comme PÉDALE, TAPETTE et THON ? Le simple fait que ces questions se posent et ont des réponses difficilement identifiables de prime abord nous conduit à considérer comme absurde l’idée de supprimer des mots d’un dictionnaire pour supprimer du monde la haine qu’ils sont censés y véhiculer.
Enfin, c’est le principe même de l’intervention d’une société commerciale dans les délibérations d’un ensemble d’associations à but non lucratif que nous remettons en cause. Les différents canaux de communication des structures associatives constitutives de la FISF sont suffisamment nombreux et opérationnels pour gérer les situations présumées par la démarche d’assainissement lexical souhaitée par la société Mattel. Les personnes se sentant heurtées par tel ou tel mot présent dans l’ODS peuvent facilement faire remonter leurs doléances, lesquelles sont traitées conformément aux statuts et règlements intérieurs internes en vigueur. Le fait que Mattel possède la marque Scrabble® lui donne le droit, vis-à-vis d’un partenaire comme la FISF, de l’interdire de commercialiser ses propres jeux ou encore de mettre en scène la marque dans des situations publiques jugées nocives à l’image de la marque, mais en aucun d'intervenir dans ses règles de fonctionnement interne.
Qui va aller fouiller dans L’Officiel du jeu de Scrabble® pour tenter d’y repérer des mots à incriminer, alors que dans les faits (la présence dans un lexique de mots admis dans un jeu) ceux-ci ne portent préjudice à rigoureusement personne ? Personne non plus, si ce n’est quelques rares olibrius.
Pour ces différentes raisons — le Scrabble® n’est qu’un jeu où le sens des mots n’est pas pris en compte ; les dictionnaires ne dictent pas le sens des mots, mais en décrivent les usages réels ; les implications potentielles du précédent que constituerait cette mesure semblent absurdes et incontrôlables ; la communauté des scrabbleurs et scrabbleuses est suffisamment responsable et légitime pour déterminer elle-même le règlement du jeu qu’elle pratique —, nous demandons à la société Mattel de renoncer à sa demande de suppression de mots dans L’Officiel du Jeu Scrabble®.
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